Concerts Perspectives Musiques, Thomas Dunford, luth
Concerts Perspectives Musiques, Lea Desandre, mezzo-soprano

Eternal Heaven

Ensemble Jupiter
Thomas Dunford direction musicale et luth
Lea Desandre mezzo-soprano

Je 19 juin 2025
19h45
Salle de musique
La Chaux-de-Fonds

Concerts Perspectives Musiques, Thomas Dunford, luth
Concerts Perspectives Musiques, Lea Desandre, mezzo-soprano

Georg Friedrich Haendel (1685 - 1759)

Theodora « With darkness deep »

Occasional Oratorio « Fly from the threatening vengeance fly »

Dances from Terpsicore
– Prelude
– Passacaille
– Sarabande
– Gigue

Theodora « As with rosy steps the morn advancing »

Joseph and his Brethren « Prophetic raptures swell »

Suite from Theodora
– Overture
– Trio
– Courante

Solomon « Will the sun forget to streak »

Suite No 4 in D Minor HWV 437 « Sarabande »

The triumph of Time & Truth « Guardian Angels »

Semele « No, no I’ll take no less »

Concert inspiré du disque du même nom,
Erato/Warner Classics, sorti en novembre 2022.

Le titre du concert fait référence au paradis éternel. Nous vous promettons au minimum deux heures au paradis, en compagnie Georg Friedrich Haendel et d’un ensemble prodigieux. Créé en 2018 par le luthiste Thomas Dunford, l’ensemble Jupiter est composé de jeunes et brillants musiciens de sa génération.

Nommée « artiste lyrique de l’année » à l’occasion des prestigieux Opus Klassik 2022, la mezzo-soprano franco-italienne Lea Desandre est un des talents les plus inspirants de sa génération. Elle est également nommée Révélation des Victoires de la Musique Classique en 2017, remporte le Prix HSBC en 2018 et est nominée dans la catégorie Artiste Lyrique des Victoires de la Musique Classique en 2021 et 2023. Sa jeune discographie compte trois titres : Amazone (2021), Eternal Haeven (2022) et Idylle (2023), enregistrés en exclusivité pour le label Erato Warner Classics.

Créé en 2018 par le luthiste Thomas Dunford, l’ensemble Jupiter est né de la rencontre et de l’amitié entre Thomas et de jeunes et brillants musiciens de sa génération. La grande liberté, l’écoute, l’improvisation et l’énergie acquises par chacun d’eux au fil des années permettent de rendre avec passion, force et émotion les différents répertoires abordés. Le premier disque de Jupiter est consacré à Vivaldi (label Alpha, 2019, Diamant d’Opéra Magazine, Prix Caecillia, ICMA 2020, choix France Musique). Les deux enregistrements suivants, Amazone (2021) et Eternal Haeven (2022) ont été publiés par Erato Warner Classics.

François Cattin, musicien, a imaginé un texte original, autant par le fond que par la forme. Découvrez les pensées et les impressions d’un auditeur de concert en concert.

Concert 5 - Eternal Heaven

« No, no ! I’ll take no less
Than all in full excess »
G.F. Händel, Semele, Acte III, scène 4

George-Frederic. Il me dit des choses que je connais déjà. Il fait apparaître des colliers de sons qui coulent au long des murs de la salle comme serpente l’eau d’un torrent de montagne qu’on croiserait pour la première fois. Beauté sauvage qui emprunte le chemin le plus simple : ses lignes sont toujours les bonnes. Elles vivent sans moi. Ce sont des phrases et des molécules de sons lancées dans l’air pour qu’il s’embrase à leur passage, fou de joie. Regarde comme les choses brûlent quand c’est toujours la première fois. Je souris de l’incendie du temps. Il me dit ces choses à moi qui boit l’eau du ruisseau de sons dévalant les falaises de la salle. Quel est ce prodige ? Comment une musique peut-elle être si libre tout en empruntant des chemins balisés ?

Il me dit ces choses et les reprend. Je les reconnais. Les lignes et les phrases reprennent des chemins déjà pris. Encore une fois le son de la voix se pose sur la cadence dont le mouvement s’amorce par la tonique affaiblie en premier renversement, puis elle atteint le second degré, inversé lui aussi, avant de percuter l’accord dominant qui libérera une résolution attendue. Il me prend par la main sur le chemin déjà pris qui l’on emprunte aujourd’hui encore. C’est une allée de tilleuls, un corridor qui mène au salon de l’enfance, c’est une passerelle sur l’invisible, un sentier balisé vers plus large que soi. Je le suis comme on accompagne un être en qui l’on croit : c’est comme cela que j’écoute. Alors le temps s’élargit. On dit parfois de lui qu’il s’arrête quand en réalité il se creuse, perdant son allure de flèche lancée sans retour vers demain. Le temps passe ? Je l’écoute ce soir graviter autour de textes qui chantent la mort d’amour ou le meurtre d’abandon. J’écoute la chanteuse qui, chant après chant, ne cesse ni d’aimer ni de mourir et par là, par sa redite, creuse un abîme au-dessous et ouvre un espace par-dessus le flux du temps, l’empêchant de filer par devant soi : Chronos est le temps qui passe, Kairos celui qui le creuse. Alors la cadence revient faire son œuvre et les molécules de sons pulvérisés dans l’air s’embrasent encore. Et encore. Suivre ces lignes encore, c’est repasser à nouveau par les sentiers des signes devinés et devenus. On s’y sent bien, on s’y laisse emmener à la rencontre de « ces autres qui sont mes frères ». Le temps s’élargit. Je souris de ce prodige : la musique me dit des choses que je sais déjà sans un mot pour les dire.

Je suis Theodora, Semele ou la reine de Saba, je vis au-dessus des désirs qui se projettent ici-bas. J’ai voulu savoir l’amour éternel et n’ai récolté que l’outrage de ceux pour qui le temps est ennemi et qui cherchent à le neutraliser. Seule et par mon chant, je lance à la gueule des siècles la colère de l’abandon. Le temps m’est complice car je suis un marcheur de fil, une cracheuse de feu, je suis un être souffrant, tiraillé et condamnée à vivre dans le temps qui s’élève, plus que dans celui qui file devant vous. Je suis Alexandre Navalny, Anna Politkovskaia, Socrate ou Jan Pallach, je suis au-dessus des désirs qui habitent la terre et soulagent le ventre. Mon temps s’élève et jamais ne passe. Je le creuse pour que s’allume le ventre des vivants, et du spectacle n’en exige rien de moins. Je suis une virtuose des chemins escarpés, un travailleur inlassable du possible, une amoureuse de la vérité, un chercheur d’or pour qui l’éternité est le temps profond des amours lentes. Et c’est cela que je chante.

Händel me dit des choses que je sais déjà. Des choses qui bruissent depuis toujours comme murmure l’eau de la mer qu’on entendrait pour la première fois. Ses vagues sont les bonnes. Ce sont des lignes qui bougent sans moi. Quand elles dansent, c’est toujours pour la première fois et je souris de la cadence trompeuse qui passe soudain sur les vagues de sons calmes posées sur le parterre de la salle. Elles me disent ces choses et je distingue la corde grave du théorbe osciller de joie. Voilà le prodige. Une musique libre de revenir tout en empruntant des chemins déjà dits, sans un mot pour les dire.

En partance

« Tous les êtres voient le monde de la même façon
– ce qui change, c’est le monde qu’ils voient »
Edoardo Kohn, Comment pensent les forêts (2013)

Les lumières de la salle pleuvent une normalité un peu décevante. Il est l’heure de s’en retourner vers le quotidien pour y jouer le rôle qui est le sien. Des sourires croisés sur les visages des compagnons du soir, quelques bonsoirs, parfois des mots pour redevenir l’animal social que nous étions en venant ici. Des mots polis et peut-être même de bel usage, mais des mots qui ne disent qu’à-demi le voyage. Impuissance du langage. Je me tais pour préserver l’univers neuf engendré par la musique, avec pourtant l’extraordinaire envie de parler. Comment parle-t-on de la musique sans l’enfermer dans un enclos ? Chaque mot posé semble m’éloigner du mystère dont nous voici pleins. Mais parfois, un mot avec un autre… On me redonne le manteau en échange d’une contremarque rouge numérotée : zéro-soixante-quatre. Les deux chiffres évoquent étrangement un renversement d’accord tandis que le manteau se pose sur mes épaules comme la marque écarlate d’une vie d’avant. Bonsoirs. L’air pique et la route devant soi. Quelques sourires encore dépassent des gabardines. Des voitures filent et d’autres fantômes que l’on croise qui ont vécu d’autres vies. Il s’est passé quelque chose qui ne se dit pas et les mots pour le comprendre n’existent pas. Nous marchons un peu hagards, doucement soignés de la vitesse des choses, reformant ce cortège qui s’évanouit peu à peu en grappes éparses. Nous scintillons de couleurs sans noms qui nous ont traversé, nous portons le stigmate des durées éprouvées, nous sommes peut-être troublées d’une rencontre faite. Nous sourions secrètement à l’humble certitude d’avoir été touchés par un petit morceau de l’ordre du monde.

 

Le temps des heureuses retrouvailles