Francesco Piemontesi piano
Di 12 janvier 2025
17h
Salle de musique
La Chaux-de-Fonds
Franz Schubert (1797 – 1828)
Klavierstück n°1 in E flat minor D 946
Klavierstück n°3 in C major D 946
Sonata in G major D 894
Grazer Fantasie D 605 a
Four Impromptus D 935
The opening concert of the 2024/25 season features a 100% Schubert program by one of today’s leading interpreters of the Viennese composer, in the wonderful acoustics of the Salle de Musique de La Chaux-de-Fonds.
Sensitivity, intimacy, poetry, power and brilliance to highlight an emblematic venue, both as a concert hall and a recording studio. Indeed, the concert is part of a recording session for the Pentatone label.
Musician François Cattin has come up with an original text, as much for its content as for its form. Discover the thoughts and impressions from concert to concert.
« Où sommes-nous lorsqu’on écoute de la musique ? »
Peter Sloterdijk
Alors je sors. Manteau et espérances flanqués sur le corps, je tourne la clé de l’appartement qui se ferme sur la pesanteur des choses. Elles attendront. Dans un peu moins d’une heure je serai dans la salle. Face à moi une scène sur laquelle des corps danseront et projetteront des sons dans d’autres corps. Que vais-je chercher en ce lieu à l’entrée duquel j’accepterai de laisser ma liberté de mouvements ? Que vais-je faire dans un ventre de pénombre et de lumière où l’on se tait pour entendre l’air vibrer dans l’espoir un peu fou d’être touché.e ? Et cela sous les yeux de ces autres comme sous la voûte des siècles ? Que vais-je faire là ? Car c’est depuis là que j’écouterai la musique. On écoute toujours depuis quelque part, depuis une position spatiale (à 18 mètres de la scène, assis dans un siège, dans tel lieu), temporelle (j’ai 42 ans, il est 20h15 et je travaille demain matin, nous sommes en 2025) ou sociale (j’ai joué du piano dans ma jeunesse, j’habite en périphérie, mon médecin m’a dit que). J’écouterai la même pièce que vous, mais n’en poursuivrai évidemment pas les mêmes lignes de fuite, n’en lirai pas le même sens. Je veux sortir des attentes posées sur mes épaules par un manteau qui protège. Il tombera tout à l’heure car je vais au rendez-vous de quelque chose pour m’y exposer. Quel est ce quelque chose ? Où m’emmène-t-on au juste que je ne saurai ni savoir ni refuser ? Quel est ce lieu de désir et de craintes qui nous fait littéralement ex-ister : sortir de chez soi ?
« C’est drôle, maintenant je crois que je commence pour la première fois à comprendre… Une petite chose, une toute petite chose sans importance vous conduit parfois ainsi là où l’on n’aurait jamais cru qu’on pourrait arriver… tout au fond de la solitude (…) à ce moment qu’on nomme suprême… elle se dégage hors de son enveloppe éclatée, elle s’épand, elle, la vérité même. »
Nathalie Sarraute, Elle est là (1978), p.50
Arrivé de toute part, par grappes minuscules, le cortège longe les lignes droites qui mènent au rendez-vous. Sur le mur de pierres jaunes, des lettres rouges scintillent comme les flammes de chandelles sous lesquelles on devine le suif du temps. Par-dessous, la gueule du bâtiment nous avale comme un festin joyeux. Elle nous achemine vers un vestiaire dressé derrière de longs comptoirs froids sur lesquels nous déposons nos manteaux, avant de pénétrer, ainsi dénudés du monde, dans la salle de musique. Une contremarque avec un numéro : zéro-soixante-quatre. Des escaliers de pierre mènent au sanctuaire. Nous les gravissons à la manière des impétrants transportés par l’espérance d’une vie pleine : dans deux heures nous serons plus riches de l’invisible et aurons baigné dans un faisceau d’éternité. Nous sommes là pour ça. Du moins en sommes-nous persuadés. Couleur tiède du bois brun déployé jusqu’au ciel bas et douce chaleur rouge, il flotte dans l’auditoire un léger goût de Volksbühne mêlé aux saveurs lointaines des cérémonials anciens, ceux qui permettaient de survivre à l’instant.
Un déluge de signes surgit du piano pour envahir l’espace où nous sommes confinés. Schubert déclenche la circulation du son qui file par mouvements conjoints et tombe depuis le ciel jusqu’au grave de l’instrument pour remonter ensuite vif comme le train fou d’une montagne russe et l’on voit surgir devant nos yeux interdits des cordons de lumières sonores qui dessinent des images folles et heureuses en nous emportant tout entiers dans le beau milieu des méandres qu’elles forment si vite qu’on ne peut reprendre le souffle tant le geste continu est envoûtant au-dessus du monde qui est dehors ou peut-être même pendu avec nos manteaux dans le vestiaire dressé derrière de longs comptoirs froids où nul n’entend tomber la pluie de Vienne tout autour de nous et pourtant elle bruine sur nos épaules par milliers de notes minuscules qui se posent comme la rosée aux matins d’automne lorsque le froid pique un peu les couleurs saturées d’une lumière jaune pâle et la ligne continue son trajet de ligne vivante entrant subitement dans le tunnel d’un univers qui me serre le cœur au moment où la myriade de bémols qui teinte le son en le minorisant perce du même coup le secret de nos entrailles nous rendant vivants nous aussi et côte-à-côte comme lancés ensemble vers ce que nous devenons par la magie du flot chaud d’une musique qu’on croyait sue mais qui apparait ce soir plus proche encore dans ce faisceau de mots inconnus qui surgit du piano pour envahir l’espace où nous sommes confinés.
Schubert. Sa musique. Je la regarde me prendre et l’écoute m’apprendre comment je la regarde. Que viens-tu faire dans ma vie aujourd’hui ? Que viens-tu faire dans ma vie toi qui ne peux ni réparer le réel, ni absoudre les fautes, ni empêcher le désastre des corps passants, encore moins prévenir les pluies de bombes lancées sur les yeux des enfants ? Schubert. La musique. Elle nous emmène pourtant bien à l’abri du monde au point de nous en séparer : nous revoici préservés des machines et des images qu’elles imposent, nous voici accueillis dans le ventre de pierres et comme immunisés de l’information dont est saturé le dehors. Nous revoici au contact de l’intouchable, de l’épaisseur du temps, du mystère du vivant, cette coulée de sons organisés qu’on ne peut prendre avec soi qu’en y prêtant attention. Pour un peu je la dirais sacrée, je veux dire chargée d’espérance et digne d’être attendue, parlée par des êtres sans paroles qui font surgir du néant des traces de vérités dont la vertu raccommodent nos contradictions. Elle n’est peut-être qu’une ligne de cosmos saisie par hasard et jouée par effraction. Mais je ne peux m’empêcher de penser que chaque écoute est un caillou de plus posé sur le sol noir, comme ceux d’un Poucet qui s’oriente dans la forêt des signes, leur colonne devenant un fil d’Ariane tendu sur le labyrinthe. La musique : elle est là.
Francesco Piemontesi piano
Di 12 janvier 2025
17h
Salle de musique
La Chaux-de-Fonds
Franz Schubert (1797 – 1828)
Klavierstück n°1 in E flat minor D 946
Klavierstück n°3 in C major D 946
Sonata in G major D 894
Grazer Fantasie D 605 a
Four Impromptus D 935
The opening concert of the 2024/25 season features a 100% Schubert program by one of today’s leading interpreters of the Viennese composer, in the wonderful acoustics of the Salle de Musique de La Chaux-de-Fonds.
Sensitivity, intimacy, poetry, power and brilliance to highlight an emblematic venue, both as a concert hall and a recording studio. Indeed, the concert is part of a recording session for the Pentatone label.
Musician François Cattin has come up with an original text, as much for its content as for its form. Discover the thoughts and impressions from concert to concert.
« Où sommes-nous lorsqu’on écoute de la musique ? »
Peter Sloterdijk
Alors je sors. Manteau et espérances flanqués sur le corps, je tourne la clé de l’appartement qui se ferme sur la pesanteur des choses. Elles attendront. Dans un peu moins d’une heure je serai dans la salle. Face à moi une scène sur laquelle des corps danseront et projetteront des sons dans d’autres corps. Que vais-je chercher en ce lieu à l’entrée duquel j’accepterai de laisser ma liberté de mouvements ? Que vais-je faire dans un ventre de pénombre et de lumière où l’on se tait pour entendre l’air vibrer dans l’espoir un peu fou d’être touché.e ? Et cela sous les yeux de ces autres comme sous la voûte des siècles ? Que vais-je faire là ? Car c’est depuis là que j’écouterai la musique. On écoute toujours depuis quelque part, depuis une position spatiale (à 18 mètres de la scène, assis dans un siège, dans tel lieu), temporelle (j’ai 42 ans, il est 20h15 et je travaille demain matin, nous sommes en 2025) ou sociale (j’ai joué du piano dans ma jeunesse, j’habite en périphérie, mon médecin m’a dit que). J’écouterai la même pièce que vous, mais n’en poursuivrai évidemment pas les mêmes lignes de fuite, n’en lirai pas le même sens. Je veux sortir des attentes posées sur mes épaules par un manteau qui protège. Il tombera tout à l’heure car je vais au rendez-vous de quelque chose pour m’y exposer. Quel est ce quelque chose ? Où m’emmène-t-on au juste que je ne saurai ni savoir ni refuser ? Quel est ce lieu de désir et de craintes qui nous fait littéralement ex-ister : sortir de chez soi ?
« C’est drôle, maintenant je crois que je commence pour la première fois à comprendre… Une petite chose, une toute petite chose sans importance vous conduit parfois ainsi là où l’on n’aurait jamais cru qu’on pourrait arriver… tout au fond de la solitude (…) à ce moment qu’on nomme suprême… elle se dégage hors de son enveloppe éclatée, elle s’épand, elle, la vérité même. »
Nathalie Sarraute, Elle est là (1978), p.50
Arrivé de toute part, par grappes minuscules, le cortège longe les lignes droites qui mènent au rendez-vous. Sur le mur de pierres jaunes, des lettres rouges scintillent comme les flammes de chandelles sous lesquelles on devine le suif du temps. Par-dessous, la gueule du bâtiment nous avale comme un festin joyeux. Elle nous achemine vers un vestiaire dressé derrière de longs comptoirs froids sur lesquels nous déposons nos manteaux, avant de pénétrer, ainsi dénudés du monde, dans la salle de musique. Une contremarque avec un numéro : zéro-soixante-quatre. Des escaliers de pierre mènent au sanctuaire. Nous les gravissons à la manière des impétrants transportés par l’espérance d’une vie pleine : dans deux heures nous serons plus riches de l’invisible et aurons baigné dans un faisceau d’éternité. Nous sommes là pour ça. Du moins en sommes-nous persuadés. Couleur tiède du bois brun déployé jusqu’au ciel bas et douce chaleur rouge, il flotte dans l’auditoire un léger goût de Volksbühne mêlé aux saveurs lointaines des cérémonials anciens, ceux qui permettaient de survivre à l’instant.
Un déluge de signes surgit du piano pour envahir l’espace où nous sommes confinés. Schubert déclenche la circulation du son qui file par mouvements conjoints et tombe depuis le ciel jusqu’au grave de l’instrument pour remonter ensuite vif comme le train fou d’une montagne russe et l’on voit surgir devant nos yeux interdits des cordons de lumières sonores qui dessinent des images folles et heureuses en nous emportant tout entiers dans le beau milieu des méandres qu’elles forment si vite qu’on ne peut reprendre le souffle tant le geste continu est envoûtant au-dessus du monde qui est dehors ou peut-être même pendu avec nos manteaux dans le vestiaire dressé derrière de longs comptoirs froids où nul n’entend tomber la pluie de Vienne tout autour de nous et pourtant elle bruine sur nos épaules par milliers de notes minuscules qui se posent comme la rosée aux matins d’automne lorsque le froid pique un peu les couleurs saturées d’une lumière jaune pâle et la ligne continue son trajet de ligne vivante entrant subitement dans le tunnel d’un univers qui me serre le cœur au moment où la myriade de bémols qui teinte le son en le minorisant perce du même coup le secret de nos entrailles nous rendant vivants nous aussi et côte-à-côte comme lancés ensemble vers ce que nous devenons par la magie du flot chaud d’une musique qu’on croyait sue mais qui apparait ce soir plus proche encore dans ce faisceau de mots inconnus qui surgit du piano pour envahir l’espace où nous sommes confinés.
Schubert. Sa musique. Je la regarde me prendre et l’écoute m’apprendre comment je la regarde. Que viens-tu faire dans ma vie aujourd’hui ? Que viens-tu faire dans ma vie toi qui ne peux ni réparer le réel, ni absoudre les fautes, ni empêcher le désastre des corps passants, encore moins prévenir les pluies de bombes lancées sur les yeux des enfants ? Schubert. La musique. Elle nous emmène pourtant bien à l’abri du monde au point de nous en séparer : nous revoici préservés des machines et des images qu’elles imposent, nous voici accueillis dans le ventre de pierres et comme immunisés de l’information dont est saturé le dehors. Nous revoici au contact de l’intouchable, de l’épaisseur du temps, du mystère du vivant, cette coulée de sons organisés qu’on ne peut prendre avec soi qu’en y prêtant attention. Pour un peu je la dirais sacrée, je veux dire chargée d’espérance et digne d’être attendue, parlée par des êtres sans paroles qui font surgir du néant des traces de vérités dont la vertu raccommodent nos contradictions. Elle n’est peut-être qu’une ligne de cosmos saisie par hasard et jouée par effraction. Mais je ne peux m’empêcher de penser que chaque écoute est un caillou de plus posé sur le sol noir, comme ceux d’un Poucet qui s’oriente dans la forêt des signes, leur colonne devenant un fil d’Ariane tendu sur le labyrinthe. La musique : elle est là.