Musique de l'instant

Lu 12 mai 2025
19h45
Salle de musique
La Chaux-de-Fonds

L’un des plus grands pianistes de son temps, Grigory Sokolov est né à Leningrad (Saint-Pétersbourg) le 18 avril 1950. Il donne son premier récital en 1962. Prodigieux talent, il a été reconnu en 1966 quand, à l’âge de 16 ans, il est devenu le plus jeune musicien à recevoir la médaille d’or au Concours international de piano Tchaïkovski à Moscou. La beauté expressive et l’honnêteté irrésistible de l’art de Grigory Sokolov reposent sur lanature unique et non reproductible de la musique du moment présent. Ses disques, pour le label Deutsche Grammophon, sont tous le fruit d’enregistrements publics.

Son approche de la musique et de l’interprétation révèle une concentration extrême et une quête sans fin de la perfection. Depuis que l’Europe a découvert Grigory Sokolov, lors de l’effondrement de l’Union Soviétique, c’estune histoire d’amour ininterrompue. On se déplace de loin pour vivre l’expérience d’un concert par le Maestro.

Programme communiqué début 2025.

François Cattin, musicien, a imaginé un texte original, autant par le fond que par la forme. Découvrez les pensées et les impressions d’un auditeur de concert en concert.

Concert 4 - Musique de l'instant

« En écoutant cet homme, j’oublie tout et je me souviens de quelque chose de la vie que nous avons négligée… quelque chose. »
Christian Bobin, le murmure, éd. Gallimard (2024), p.59

La porte s’entrouvre sur un homme qui vient de loin. Marche sans sourire, vêtu d’un costume d’homme-oiseau. Il salue en hâte. S’assied. S’envole.

Immobile et lourde comme les siècles qui la ceinturent, mais le regard ouvert sur le ciel, la machine attend. Ne dit rien encore et ne bouge pas. La porte s’ouvre. L’homme vient qui ne voudrait pas apparaître. Ne jamais paraître. Disparaître plutôt dans ce noir qui les confond maintenant tous deux et les mêle. Il approche. S’assoit devant elle et pose ses mains sur les siennes.

Alors ils jouent…

On dirait qu’ils se parlent. Le pianiste écoute et puis répond, elle propose, elle vient. La machine prend l’homme par les mains. Tous deux s’emmènent et s’élèvent au-dessus des mots de tous les jours, ceux qui réduisent l’étendue du monde. Car quand bien même ces deux-là sont assignés à résidence, emprisonnés dans nos propres attentes, les voici qui creusent ensemble le territoire vers une liberté absolue. C’est une danse verticale, c’est un acte d’amour où chacun s’invite, où l’on se mêle, où l’on se transporte. Tous deux ne disent rien d’autre qu’une musique surgie des confins du temps. C’est Bach, Schubert ou Rameau, c’est Beethoven, Mozart ou Prokofiev qu’importe : je suis venu voir la valse des vivants. Alors j’écoute leurs gestes, je regarde les sons qu’ils peignent sur des parois de verre, ces sons trouvés et reconstruits dans ce petit morceau de salle, large comme un fait divers, mais profond comme le possible. Car ce magicien ranime de ses mouvements précis des sons morts depuis des siècles : regarde-les s’élever de terre encore une fois, regarde-les la nourrir. Vivre vois-tu, c’est bien résister à la mort.

Il vient si vite. Surgit du noir sans sourire jamais. S’assied et puis s’élance en regardant les sons dans les yeux, leur implorant de fabriquer le monde encore une fois. Il ne joue pas il prie. Je pense alors que la salle de concert est née sur le dispositif d’un spectacle religieux et qu’on y célèbre toujours un rite : sur le maître-autel un officiant pratique des gestes et des paroles miraculeuses devant une assemblée de fidèles. Eux, par leur écoute, se laissent traverser par plus large que soi. En regardant le chœur, ils fixent un horizon et savent que derrière la ligne fine qui les sépare de l’invisible, quelque chose existe. Ils le savent. Ils espèrent. Et ainsi redeviennent vivants.

J’écoute la musique de Sokolov – je veux dire celle qui apparait ici et maintenant de notre rencontre, et qui est aussi bien la sienne que la nôtre. Je regarde ces gestes qui lui donnent vie et transforment un objet fragile en présence pure. Qui n’a jamais tenu dans ses bras un enfant de trois semaines ne peut pas saisir dans sa chair ce que signifie espérer, se projeter au-delà de soi. S’élever au-dessus des mots qui rassurent ou des images qui détruisent. Il se peut que croire au monde, en cette vie, soit devenu notre tâche la plus difficile. Je regarde la machine chanter, l’homme l’aider, je nous regarde porter cet acte : une mise au monde. Nous avons vu ce qui n’existait pas encore.

Alors je sors. Le piano se tait. Se retire. Laisse l’homme à sa misère d’homme. Je sors pourtant dans l’éblouissement d’avoir traversé le temps, d’avoir fait corps avec ce meuble-machine dans le ventre duquel habite le souvenir de la présence du monde. Ce « quelque chose » qui nous est donné de percevoir dans un « théâtre » (θέατρον), ce « lieu d’où l’on voit ». Applaudissements. Nous redevenons des hommes. Il se lève. Salue et disparait sans sourire.

Sokolov. Le nom seul est monumental. Соколов. Mélange d’opulence, de mystère et de délicatesse. Le triple « o » sonne comme le sol de Moscou mêlé aux poussières de l’espace. Trois fois le cercle de l’infini. Sokolov, le faucon, l’homme-oiseau. Il vit entre la terre et le ciel et reformule les horizons. Ne sourit jamais, ne parle pas, voit les choses que les autres ne voient pas. Les donne et puis s’en va.

Le temps des heureuses retrouvailles