David Fray piano
Victor Julien-Laferrière
violoncelle
Ve 28 mars 2025
19h45
Salle de musique
La Chaux-de-Fonds
Robert Schumann (1810 - 1856)
Fantasiestücke op. 73
Ludwig van Beethoven (1770 - 1827)
Sonate en la majeur op. 69
Johannes Brahms (1833 - 1897)
Sonate op. 38
Ce concert est précédé jeudi 27 mars 2025 d’une
soirée au Club 44 avec pour thème l’accès à la
musique pour les personnes en situation de
handicap. Avec la participation de David Fray.
La sensibilité de David Fray pour les personnes en situation de handicap s’exprime notamment à travers l’organisation d’un festival annuel d’importance dans les Hautes Pyrénées : l’Offrande Musicale.
Au lendemain de la soirée au Club 44 intitulée « Pourquoi la musique nous soigne », avec la présence de David Fray et de Vincent Liaudat, psychiatre et musicien, nous accueillerons sur la scène de la Salle de musique, pour célébrer l’excellence, deux musiciens d’exception, le pianiste David Fray et le violoncelliste Victor Julien-Laferrière. Au programme trois chefs-d’œuvre et tubes du répertoire de musique de chambre.
François Cattin, musicien, a imaginé un texte original, autant par le fond que par la forme. Découvrez les pensées et les impressions d’un auditeur de concert en concert.
« Les hommes ne sont pas placés devant l’émotion esthétique comme devant une révélation d’essence surnaturelle ; ils y reconnaissent la forme élaborée de leur activité et tous peuvent lui accorder une place dans leur vie ».
Georges Snyders, le goût musical en France (1969)
Alors je nous regarde, assis et faisant silence, les yeux parfois fermés sur nos douleurs. Les sièges rouges sur lesquelles nous voguons sont alignés face à la scène, nous transformant comme par mégarde en passagers d’un vaisseau. Je nous regarde autant que nous sommes, imaginant que chacun de nous porte un nom propre chargé d’une histoire, que chacune est née quelque part, a rencontré des joies et traversé des peurs, que chacun a vu des images de haine et goûté des lignes d’une beauté stupéfiante, que chacun porte le stigmate de blessures, que chacune un jour a été dévorée d’amour. Les mêmes histoires pour tous, mais au singulier. Tous nous rentrerons chez soi ce soir, nous fermerons la porte sur un espace préservant les secrets qui font de nous quelqu’un de plus complexe que celui qui est là, maintenant, assis et faisant silence sur les fauteuils rouges de la salle, alignés dans l’impression d’un ordre à ne pas troubler.
A présent les deux musiciens s’avancent et saluent. Nous battons des mains par habitude, mais aussi pour invoquer et accueillir le silence. Le silence comme une page vierge ou une table qu’on débarrasse pour recevoir la parole de ceux qu’on aime, le silence comme l’espace sur lequel le violoncelle lance ce La mineur et déjà une sixte ajoutée. Le violoncelle ressemble à celui que jouait monsieur Abeille tu te souviens, et Paris, Stravinsky et ta main dans la mienne dansant dans l’odeur des sièges rouges mêlée aux trente-deux sonates… Edith… Le violoncelle chante Schumann, cet homme qui percevait ce que tout autre ne voyait pas, et la puissance de l’expression, et Schumann des mots qui, assemblés comme des torpilles, bombardent les idées vieilles avec la force des convictions qu’on trimbale par-dessus les sarcasmes. Je regarde le trajet de la sixte ajoutée qui de suite redescend vers le piano de Clara-courage. Clara je me rappelle le train vers Genève peut-être ou serait-ce Londres mais au printemps seulement ? Avant les tours assassinées. La musique et l’esprit bourlinguent à l’infini. Les mains de mon voisin glissent l’une sur l’autre : où est-il lorsqu’il écoute de la musique ? Et vous ?
C’est dans le courant du XVIIIe siècle seulement que se formalise le code de comportement auquel nous nous soumettons encore aujourd’hui au concert et qui veut que le spectateur soit assis, se taise et demeure à la même place tout au long de la représentation, en face à face avec le mystère. Résurgence de l’attention portée au sacré, l’écoute a pour mission de former le goût nouveau de l’homme moderne pour qu’advienne la société fraternelle telle que la rêvait Robert Schumann, Beethoven et tous les artistes qui voyaient dans leur art le moyen de changer de monde. Les formes autonomes de la musique instrumentale engagent une écoute absolument dénuée de signifiant et imposent une musique-langage pensée comme universelle (parce que libérée du mot). Ne représentant rien d’autre qu’elle-même, la musique apparait en tant que forme plastique, récit agencé d’événements se répondant les uns les autres, dont la présence ouvre sur des significations littéralement infinies. Le dispositif de l’écoute est ainsi perçu comme une pratique de la liberté individuelle mêlée à la vie collective. L’écoute devient un acte citoyen qui veut qu’on se soucie de celle d’autrui afin qu’advienne peu à peu un corps social responsable du collectif et respectueux du singulier. L’œuvre étant ainsi virtuellement sans limite, le code vivant du concert « bourgeois » est donc par essence un acte transgressif.
Alors je nous regarde, assis et faisant silence dans le vaisseau rouge voguant vers nous-mêmes. Où êtes-vous alors que nous sommes ensemble ? Et si je me mettais à danser maintenant ? Et si mon voisin se couchait par terre pour écouter les vibrations du sol ? S’il battait la mesure ? Serais-je si loin du geste originel consistant à favoriser l’écoute de l’autre ? Et si la vie collective était définie symboliquement par les manières de s’asseoir ensemble, par les possibilités offertes de recevoir un objet sonore universel, par le fait de n’exclure aucune écoute ? A présent les deux musiciens saluent et ressortent. Nous battons des mains par habitude, mais c’est aussi pour nettoyer l’espace du silence et lui donner congé dans l’espoir qu’il(s) revienne(nt). Nous quittons les fauteuils rouges de la salle et rentrons chez soi. La porte se ferme. Edith, Paris, monsieur Abeille et ta main dans la mienne : j’étais là.